Chapitre 26
Assise sur le Prime Fauteuil, le plus grand et imposant de tous, sur l’estrade en demi-cercle, Kahlan contemplait la fresque peinte qui décorait le dôme de l’énorme salle du Conseil. On y voyait Magda Searus, la première Mère Inquisitrice, en compagnie de son sorcier, le noble Merritt.
De là-haut, Magda avait assisté à la longue histoire des Contrées du Milieu. Elle avait également vu Richard y mettre un terme brutal. Ses mânes comprenaient-elles pourquoi il s’était comporté ainsi ? Savaient-elles que les intentions du Sourcier, en dépit des apparences, étaient bienveillantes ?
Cara se tenait derrière l’épaule droite de Kahlan. Sur sa gauche attendaient les fonctionnaires, les juristes et les officiers d’harans chargés de régler les questions pratiques que soulèveraient les redditions en série.
Alors que les émissaires approchaient, Kahlan tenta de se concentrer sur ce qu’elle allait devoir dire. Mais les récents propos de Richard la déconcentraient. Il pensait que le Temple des Vents avait une sorte de conscience ! Le vent le traquait – ou le Temple ? Il n’existait rien de pire au monde qu’une menace indéfinie…
Le bruit des pas du groupe d’émissaires, et des soldats qui les escortaient, arracha la jeune femme à sa méditation. Alors que tout ce petit monde passait dans la flaque de lumière projetée par les hautes fenêtres rondes, Kahlan afficha ce que sa mère appelait un « masque d’Inquisitrice ». Un visage qui ne montrait rien de ce qu’elle éprouvait.
Autour de la salle, des escaliers donnaient accès aux balcons où se pressait une foule de spectateurs, les jours de réunions plénières. Aujourd’hui, ils étaient déserts.
Le groupe d’émissaires, toujours flanqué de soldats d’harans, s’arrêta devant le lutrin aux riches sculptures. Tristan Bashkar, de Jara, était au premier rang avec Leonora et Walter Cholbane, de Grennidon. Derrière eux, Kahlan reconnut les ambassadeurs Seldon, de Mardovia, Wexler, de l’Allonge de Pendisan, et Brumford, de Togressa.
Jara et Grennidon, deux royaumes prospères et militairement puissants, réclameraient à coup sûr le maintien de leurs privilèges en échange de leur reddition. Avant tout, Kahlan devrait ébranler leur confiance. Habituée à exercer l’autorité, d’abord comme simple Inquisitrice, puis comme Mère Inquisitrice, elle savait comment s’y prendre. Ces gens, dont elle connaissait la manière de penser, seraient prêts à se soumettre à condition de conserver leur prédominance sur les autres royaumes – et si on les assurait qu’il n’y aurait pas d’ingérence dans leur politique intérieure.
Cette attitude risquait de compromettre la victoire finale contre l’Ordre Impérial. Kahlan avait mission de faire appliquer à la lettre le contrat imposé par Richard. L’avenir de tous les royaumes des Contrées en dépendait.
Face à un ennemi tel que l’Ordre, la notion de « souveraineté nationale » n’était plus de mise. Il fallait une union sans faille, sous la direction d’un seul chef, pas une coalition faite de bric et de broc qui risquait d’exploser à tout moment. Sinon, l’Ordre Impérial réduirait l’humanité en esclavage.
— Le seigneur Rahl est retenu par des affaires qui concernent notre sécurité à tous, dit Kahlan. Je suis venue prendre connaissance de vos décisions, et je les lui répéterai fidèlement. En ma qualité de Mère Inquisitrice, de reine de Galea et de Kelton, et de future épouse du maître de D’Hara, j’ai l’autorité requise pour m’exprimer au nom de l’empire d’haran. Et ce au même titre que le seigneur Rahl.
Les mots « empire d’haran » étaient sortis spontanément des lèvres de la jeune femme. Elle ne le regretta pas, car c’était bien de ça qu’il s’agissait. Un empire dont Richard était le chef suprême.
Les émissaires s’inclinèrent en murmurant leur assentiment.
— Ambassadeur Brumford, auriez-vous l’obligeance d’avancer ?
Tristan Bashkar et Leonora Cholbane ne ratèrent pas cette première occasion de protester. Il était inconvenant, dirent-ils, que le représentant d’un royaume mineur soit le premier à parler.
D’un regard noir, Kahlan les réduisit au silence.
— Quand je vous demanderai d’exposer la position de vos peuples, vous vous exprimerez. Jusque-là, je ne veux pas vous entendre. Tant qu’un royaume n’a pas rejoint l’alliance et abdiqué sa souveraineté, ses positions ne m’intéressent pas.
» N’attendez pas qu’on tolère votre arrogance, comme il était jadis d’usage dans les Contrées du Milieu. Cette confédération n’existe plus, et l’empire d’haran la remplace.
Un silence de mort accueillit cette déclaration.
En apprenant que Richard avait tenu un discours de ce type dans la salle du Conseil, Kahlan avait failli s’étrangler de rage. Aujourd’hui, elle comprenait qu’il n’existait pas d’autre solution.
Tristan Bashkar et les Cholbane, les destinataires de cette mise en garde, s’empourprèrent mais n’insistèrent pas.
Kahlan regarda Brumford, qui se souvint de son « invitation » à avancer et s’empressa d’y obéir.
L’ambassadeur, un homme affable et profondément honnête, souleva sa toge violette d’une main et s’agenouilla devant le Prime Fauteuil.
— Mère Inquisitrice, dit-il en se relevant, Togressa se joindra à vous pour combattre la tyrannie.
— Merci, ambassadeur. Nous sommes heureux d’accueillir votre royaume au sein de l’empire d’haran. Votre peuple sera l’égal de tous ceux qui composent la nouvelle alliance. Et nous savons qu’il combattra dignement.
— Vous pouvez en être sûre, Mère Inquisitrice. Veuillez dire au seigneur Rahl que nous sommes heureux de nous unir à son empire.
— Le seigneur Rahl et moi partageons votre joie, ambassadeur Brumford.
Dès que l’émissaire se fut écarté, Kahlan fit signe à Wexler d’avancer. Petit et musclé, le représentant de l’Allonge de Pendisan s’agenouilla brièvement, se releva et tira sur sa tunique de cuir pour qu’elle ne plisse pas.
— Mère Inquisitrice, l’armée de Pendisan n’est pas bien grande, mais nous sommes des guerriers féroces, comme pourraient en attester tous ceux qui nous ont affrontés, s’ils étaient encore de ce monde.
» Vous avez toujours défendu nos intérêts avec opiniâtreté, Mère Inquisitrice. Ayant toujours été fidèles aux Contrées du Milieu et à votre personne, nous accordons une grande valeur à vos opinions. Puisque vous nous le conseillez, nous nous unirons à l’empire d’haran.
» Nos épées sont à votre service, et à celui du seigneur Rahl. Les combattants de Pendisan, qu’ils manient de l’acier ou qu’ils jettent des sorts, souhaitent être en première ligne quand il s’agira de repousser les hordes qui déferleront sur nous après avoir traversé le Pays Sauvage. Ainsi, ces chiens goûteront à notre férocité, et ils ne seront pas prêts d’oublier l’expérience. Si cela vous convient, nous entendons désormais être appelés les D’Harans de l’Allonge de Pendisan.
Touchée par tant d’enthousiasme, Kahlan salua l’émissaire de la tête. Les gens de Pendisan avaient l’art d’en rajouter en toute circonstance, mais ça ne les rendait pas moins sincères. Aussi petit que fût leur royaume, il ne fallait pas les prendre à la légère, car la déclaration de Wexler, au sujet de leur férocité, n’était pas de la vantardise. S’ils avaient été plus nombreux, l’Ordre aurait eu du souci à se faire…
— Je ne puis vous promettre que vous lutterez en première ligne, ambassadeur, mais combattre à vos côtés nous honorera. Où qu’ils soient placés, vos guerriers nous seront d’une aide précieuse.
Kahlan reprit son masque d’Inquisitrice et se tourna vers le représentant de Mardovia. Un peuple aussi fier que celui de Wexler, et tout aussi redoutable au combat. Une nécessité quand il s’agissait de survivre dans le Pays Sauvage, surtout pour un petit royaume.
— Ambassadeur Seldon, veuillez avancer.
L’homme obéit en jetant un regard agressif aux autres émissaires. Il fit une impeccable révérence, sa crinière blanche cascadant sur les broderies d’or de son manteau pourpre.
— Mère Inquisitrice, le Conseil des Sept de Renwold m’a chargé, au terme d’un très long voyage, de vous annoncer sa décision. Nos dirigeants refusent de soumettre leur peuple bien-aimé à la volonté d’étrangers, qu’ils appartiennent à l’Ordre Impérial ou à ce que vous nommez l’empire d’haran.
» Cette guerre ne nous concerne pas. Mardovia restera souverain, et observera une stricte neutralité.
Dans le silence de mort qui suivit, un soldat placé derrière Kahlan toussa. L’écho se répercuta dans toute la salle, sinistre comme le son d’un glas dans une cathédrale.
— Ambassadeur Seldon, Mardovia est situé à l’est du Pays Sauvage, non loin de l’Ancien Monde. Vous serez très exposés, si l’Ordre Impérial attaque.
— Mère Inquisitrice, les murs de Renwold ont repoussé beaucoup d’invasions. Les peuples du Pays Sauvage, vous le savez, ont souvent tenté de conquérir notre capitale. Aucun n’est jamais parvenu à ouvrir une brèche dans sa muraille, et encore moins à submerger nos héroïques défenseurs. Aujourd’hui, nos voisins commercent avec nous, et Renwold est devenue la plaque tournante de l’économie régionale. Quant à nos anciens ennemis, veuillez croire qu’ils nous respectent…
— Ambassadeur, l’Ordre Impérial n’est pas une tribu indisciplinée et mal armée. Il vous écrasera ! Le Conseil des Sept devrait en avoir conscience…
Seldon eut un sourire condescendant.
— J’apprécie votre sollicitude, Mère Inquisitrice, mais je maintiens que Renwold est imprenable. La ville ne tombera pas face à l’Ordre Impérial… Et votre nouvelle alliance, si elle essaie, échouera aussi.
» Le nombre n’a aucune importance face à une muraille inexpugnable. De plus, nous sommes un pays minuscule, et les envahisseurs se lassent vite de se casser les dents sur un si petit os à rogner. Notre taille, notre situation géographique et nos murs nous protègent. Nous joindre à vous serait une erreur, car nous incarnerions la résistance aux yeux de l’Ordre.
» Ne voyez aucune hostilité dans notre position. Nous commercerons volontiers avec vous et avec l’Ordre Impérial. Sachez que nous ne voulons de mal à personne. Mais si on nous agresse, nous nous défendrons.
— Ambassadeur, votre femme et vos enfants sont restés à Renwold, je suppose ? Ne mesurez-vous pas les risques qu’ils courent ?
— Derrière les murs de la ville, ils n’ont rien à craindre. J’en mettrais ma tête à couper !
— Votre muraille résistera-t-elle à la magie ? L’Ordre utilise des sorciers, ambassadeur ! Votre gloire passée vous empêche-t-elle de voir l’avenir qui vous attend ?
— La décision du Conseil des Sept est irrévocable, lâcha Seldon. Nos magiciens se joueront des sorciers de l’Ordre, s’il ose nous attaquer. Un royaume qui se déclare neutre ne menace personne. Mais vous devriez peut-être implorer les esprits du bien de vous prendre en pitié, car vous êtes les fauteurs de guerre ! Et ceux qui vivent par l’épée périssent par l’épée…
Tout en réfléchissant, Kahlan tapota sur les accoudoirs de son fauteuil. Même si elle convainquait Seldon, ça ne servirait à rien, puisque le Conseil des Sept avait tranché et ne reviendrait pas sur sa position.
— Ambassadeur Seldon, vous quitterez Aydindril avant la tombée de la nuit. De retour à Renwold, dites aux Sept que D’Hara ne reconnaît pas la neutralité. L’enjeu de ce combat est clair : vivre libre, ou souffrir sous le joug de la tyrannie. Le seigneur Rahl a précisé que personne ne pourrait se tenir à l’écart. Moi, j’ai juré de détruire l’Ordre Impérial. Sur ce point comme sur les autres, le maître de D’Hara et moi parlons d’une seule voix.
» Vous serez avec nous, ou contre nous. Et l’Ordre Impérial voit les choses de la même façon.
» Dites aux Sept que Mardovia est désormais notre ennemi. Un des deux camps envahira votre royaume, c’est inévitable. Implorez les esprits du bien que ce soit l’empire d’haran, pas les soudards de l’empereur Jagang. Si nous prenons le pouvoir chez vous, avoir résisté vous vaudra de terribles sanctions, mais vous continuerez à vivre. L’Ordre massacrera vos défenseurs et réduira votre peuple en esclavage. De Mardovia, il ne restera rien, à part des cendres.
Le sourire condescendant de Seldon s’élargit.
— N’ayez aucune crainte, Mère Inquisitrice, Renwold ne tombera pas.
Kahlan foudroya l’ambassadeur du regard.
— À Ebinissia, j’ai marché parmi les cadavres mutilés de gens qui se croyaient également invulnérables. Les bouchers de l’Ordre ne connaissent pas la pitié, et ils ne respectent ni les femmes ni les enfants. Ce soir, je prierai pour les innocents condamnés par l’aveuglement du Conseil des Sept.
D’un geste furieux, l’Inquisitrice fit signe aux soldats d’« escorter » Seldon hors de la salle. Si l’Ordre attaquait le premier, le destin des Mardoviens était scellé. Et Richard, à raison, ne risquerait pas la vie de ses alliés pour conquérir Renwold… afin de la protéger.
Ce royaume était trop loin de leurs bases. Si la question venait sur le tapis, Kahlan déconseillerait un assaut, et tous les généraux seraient du même avis.
Mardovia était condamné. Sa neutralité attirerait les bouchers de l’Ordre comme l’odeur du sang attire une horde de loups.
Kahlan connaissait le mur d’enceinte de Renwold. Impressionnant, certes, mais pas invulnérable. Face aux sorciers de Jagang il ne tiendrait pas, aussi doués que fussent les « magiciens » dont avait parlé Seldon.
L’Inquisitrice se força à ne plus penser au sort de Mardovia et fit signe aux Cholbane d’avancer.
— Quelle est la position de Grennidon ? demanda-t-elle.
Walter s’éclaircit la gorge, mais sa sœur le devança.
— Grennidon est un royaume majeur dont les immenses champs produisent…
— Votre décision ! coupa Kahlan.
Leonora parut se ratatiner devant la détermination de son interlocutrice.
— La maison royale rejoint l’alliance, Mère Inquisitrice.
— Merci, Leonora. Nous nous en réjouissons pour vous et pour votre peuple. Veuillez donner à mes officiers, ici présents, les informations requises pour que l’armée de Grennidon passe au plus vite sous notre commandement.
— Ce sera fait, Mère Inquisitrice. Nos forces seront-elles chargées d’attaquer Renwold ?
Situé au nord de Mardovia, Grennidon était en position idéale pour cette mission. Mais guerroyer contre un partenaire commercial ne lui plairait pas, d’autant plus que beaucoup de parents des membres du Conseil des Sept avaient épousé des enfants de la Maison Cholbane.
— Non. Renwold est désormais une ville fantôme, et les vautours se chargeront de la nettoyer. En attendant, tout commerce avec Mardovia est interdit. Nous ne faisons pas d’affaires avec ceux qui se détournent de nous.
— À vos ordres, Mère Inquisitrice.
— Tout ça est bien beau, intervint Walter, mais nous entendons discuter de certains points avec le seigneur Rahl. Quand on dépose autant de trésors dans la corbeille de mariage, il est normal de vouloir préserver une part de ses intérêts.
— La reddition est inconditionnelle ! Il n’y a rien à négocier, et le seigneur Rahl m’a instamment chargée de vous le rappeler. Vous serez avec nous, ou contre nous. Le sachant, désirez-vous revenir sur votre décision avant la signature des documents ? Et partager le sort de Mardovia ?
— Non, Mère Inquisitrice, souffla Walter, les dents serrées.
— Vous m’en voyez ravie… Quand le seigneur Rahl sera moins occupé – très bientôt, j’espère – il se fera un plaisir de vous recevoir et d’entendre les suggestions des représentants d’un membre estimé de l’empire d’haran. Mais n’oubliez pas que vous êtes désormais ses vassaux…
Kahlan témoignait moins de respect à Grennidon qu’aux deux petits royaumes précédents. C’était délibéré. Trop de considération aurait encouragé les Cholbane à « discutailler », comme disait Richard. Walter et Leonora comptaient parmi les émissaires qui réclamaient systématiquement les chambres rouges…
Pour l’heure, ils semblaient plus détendus, maintenant que le pas décisif était fait. Si les Cholbane pouvaient se montrer opiniâtres, voire entêtés, ils ne revenaient jamais en arrière quand un pacte était conclu. Cette qualité compensant leurs nombreux défauts, ils étaient des partenaires acceptables.
— Nous comprenons, Mère Inquisitrice, conclut Walter.
— Oui, renchérit sa sœur. Et nous attendons impatiemment le jour où l’Ordre Impérial ne menacera plus notre peuple.
— Merci à tous les deux… Je sais que nos conditions peuvent vous paraître draconiennes, mais soyez assurés que nous vous accueillons avec joie.
Alors que Walter et Leonora s’écartaient, prêts à aller signer les documents et s’entretenir avec les officiers, Kahlan se tourna vers Tristan Bashkar.
— Ministre Bashkar, quelle est la position de Jara ?
Membre de la famille royale, Tristan portait un des titres les plus éminents et respectés dans son pays. Parmi les émissaires, c’était le seul assez puissant pour modifier la décision d’un royaume sans en référer à des supérieurs. S’il le jugeait bon, il lui était loisible d’aller contre la volonté de ses pairs.
La trentaine à peine dépassée, il semblait beaucoup plus jeune et jouait de cette ambiguïté pour désarmer ses interlocuteurs. Après quelques sourires, une série de regards profonds et un tombereau de flatteries, il leur attachait des concessions avant qu’ils s’avisent d’être en train de négocier.
Il écarta une mèche rebelle de son front – un tic, sans doute, ou une façon d’attirer l’attention sur ses yeux marron si fascinants.
Puis il écarta théâtralement les mains.
— Mère Inquisitrice, je crains qu’il me soit impossible de répondre par « oui » ou par « non ». Cela dit, sachez que nous adhérons aux objectifs de l’empire d’haran, et admirons la sagesse du seigneur Rahl. Quant à la vôtre, cela va sans dire… Depuis toujours, vous êtes le phare qui éclaire notre chemin quand…
— Tristan, soupira Kahlan, je ne suis pas d’humeur à supporter vos flagorneries et vos tactiques raffinées. Dans cette salle, nous nous sommes affrontés courtoisement des dizaines de fois. Aujourd’hui, ne me poussez pas à bout, pour votre propre bien.
Avec un statut aussi élevé, Tristan était bien entendu rompu à l’art de la guerre, qu’elle fût physique ou verbale. Grand, large d’épaules et d’une mâle beauté, il affichait volontiers un sourire charmeur qui dissimulait ses mauvaises intentions lorsqu’il en avait – à savoir assez souvent. Kahlan savait qu’il valait mieux ne jamais lui tourner le dos si on ne voulait pas se retrouver avec une lame – symbolique, en principe – entre les omoplates.
Il déboutonna nonchalamment son manteau bleu marine et posa une main sur sa hanche, près de la garde ornementée d’un couteau. À ce qu’on disait, quand il devait se battre, Tristan préférait dégainer cette arme-là plutôt que son épée. On murmurait aussi qu’il prenait un plaisir sadique à découper ses ennemis en morceaux.
— Mère Inquisitrice, par le passé, il m’est arrivé de ne pas dévoiler les positions de mon royaume afin de protéger son peuple de la cupidité des autres pays. En ces circonstances, ce n’est pas le cas. Notre point de vue sur la situation…
— Ne m’intéresse pas, coupa Kahlan. Je veux savoir si vous êtes avec nous ou contre nous. Tristan, si vous finassez, des troupes partiront dès demain matin pour Sandilar, et elles en reviendront avec la reddition inconditionnelle de Jara… ou les têtes de la famille royale, proprement rangées dans des paniers.
» Le général Baldwin est en Aydindril avec un régiment de l’armée keltienne. C’est lui que j’enverrai. Comme vous le savez, les Keltiens mourraient plutôt que de ne pas exécuter les ordres de leur reine. Incidemment, je porte la couronne de Kelton, depuis quelque temps… Aimeriez-vous affronter Baldwin ?
— Bien sûr que non ! Mais ce sera inutile, si vous consentez à m’écouter…
Kahlan tapa sur le lutrin pour imposer le silence à son interlocuteur.
— Quand l’Ordre Impérial tenait Aydindril, avant que Richard la libère, Jara siégeait au Conseil vendu à Jagang.
— D’Hara aussi, à l’époque, rappela Tristan.
— On m’a fait comparaître devant le Conseil, et accusée de crimes commis en réalité par l’Ordre Impérial. Le sorcier Ranson, à la botte de Jagang, a demandé la peine de mort, et le conseiller de Jara a voté pour.
— Mère Inquisitrice…
— Ici même, cet homme a choisi qu’on me décapite ! (Kahlan dévisagea Tristan.) Si vous regardez bien, vous verrez qu’il y a encore une trace de sang, sur le devant de l’estrade. Après avoir libéré la ville, Richard a exécuté tous ces félons. Le sang est celui du conseiller jarien. On dit que le seigneur Rahl l’a coupé en deux, tant il était furieux qu’on m’ait trahie et qu’on ait voulu vendre à l’Ordre les peuples des Contrées du Milieu.
Tristan ne broncha pas, aussi impassible que s’il portait le même genre de masque que la Mère Inquisitrice.
— Ce conseiller n’avait pas été mandaté par la maison royale. C’était une marionnette dont l’Ordre tirait les ficelles.
— Dans ce cas, joignez-vous à nous.
— Nous en avons l’intention. Pour tout vous dire, on m’a chargé de le faire.
— Alors, qu’attendez-vous ? Même en insistant un siècle durant, vous n’obtiendrez aucune faveur. Notre offre est la même pour tous et il n’y aura pas de passe-droit
— M’écouter quelques instants est un passe-droit à vos yeux ?
— Pas vraiment, dut admettre Kahlan. Mais soyez bref, et n’oubliez pas que je suis insensible à votre charme.
Comme s’il ne croyait pas que ce fût possible, Tristan ne put s’empêcher de sourire.
— En ma qualité de ministre, j’ai l’autorité – et l’autorisation – de vous offrir la reddition de Jara au nom de la famille royale.
— Alors, faites-le, de grâce !
— La lune rouge est venue tout chambouler…
— Quel rapport avec la politique ?
— Javas Kedar, notre astrologue, a une grande influence sur la famille royale. Après avoir consulté les étoiles, il a conseillé que Jara s’unisse à vous.
» Avant mon départ, il m’a dit que le ciel m’adresserait un signe si quelque chose changeait. La lune rouge me force à ne pas me déclarer tout de suite.
— Tristan, la lune n’est pas une étoile !
— Mais elle brille dans le ciel, Mère Inquisitrice ! Javas Kedar l’inclut dans sa cosmogonie.
— Tristan, attirerez-vous le malheur sur votre pays à cause de telles superstitions ?
— Non, mais l’honneur m’impose de respecter les croyances de mon peuple. Le seigneur Rahl a dit qu’on ne nous forcerait pas à renier nos coutumes et nos pratiques religieuses.
— Tristan, vous avez l’art de tronquer les citations. Richard accepte que chaque royaume conserve ses traditions, à condition qu’elles soient inoffensives, et n’aillent pas contre les lois acceptées par tous les membres de l’alliance. Vous jouez avec le feu, ministre Bashkar.
— Mère Inquisitrice, je ne cherche pas à détourner les propos du seigneur Rahl, et encore moins à jouer avec le feu. J’ai simplement besoin de temps.
— Pourquoi ?
— M’assurer que la lune rouge ne veut pas dire que nous avons tort de rallier l’empire d’haran. Deux solutions s’offrent à moi : rentrer à Jara, pour consulter Javas Kedar, ou attendre ici d’avoir confirmation que ce phénomène astronomique n’est pas un avertissement.
Les Jariens, et tout particulièrement la famille royale, étaient connus pour croire aveuglément à l’astrologie. Bien qu’il fût un coureur de jupons invétéré, Tristan aurait refusé les avances de la plus belle femme du monde si les étoiles lui avaient interdit d’en profiter.
Pour retourner à Jara, consulter Kedar et revenir, il lui faudrait au minimum un mois…
— Combien de temps devrez-vous passer en Aydindril pour être rassuré, ministre ?
— Si la ville ne subit pas de catastrophe au cours des deux prochaines semaines, je saurai que la lune rouge n’était pas un mauvais augure.
— Je vous donne quinze jours, Tristan. Et pas un de plus.
— Merci beaucoup… J’espère, au terme de ce délai, que nous pourrons célébrer notre union avec D’Hara. (Il s’inclina.) Je vous salue, Mère Inquisitrice, et j’espère que les astres nous réserveront une bonne surprise.
Il fit mine de s’écarter, mais se ravisa.
— Sauriez-vous où je pourrais séjourner ? Lors des combats contre le Sang le la Déchirure, le palais de Jara a été ravagé. Aydindril ayant beaucoup souffert, je crains d’avoir du mal à me loger…
Kahlan ne goba pas un mot de ce discours. Bashkar voulait être invité au palais, pour rester près d’elle et de Richard, et voir si les astres leur étaient favorables ou non. Cet homme avait une trop haute opinion de lui-même. Bref, il se croyait plus intelligent qu’il ne l’était.
— Je connais un endroit parfait, ministre. Ici même, où nous pourrons vous garder à l’œil jusqu’à l’expiration du délai.
— Merci, dit Tristan en reboutonnant son manteau. J’apprécie beaucoup votre hospitalité.
— Encore une chose, dit Kahlan. Tant que vous serez sous mon toit, si vous levez un doigt – ou quoi que ce soit d’autre – sur une des femmes qui vivent ou travaillent ici, je m’assurerai qu’on vous coupe le doigt en question… ou le quoi que ce soit d’autre !
Tristan eut un sourire débonnaire.
— Mère Inquisitrice, je suis surpris que vous prêtiez foi à de telles calomnies. En réalité, j’ai souvent besoin de délier les cordons de ma bourse quand je suis en manque de… hum… compagnie. Mais je suis flatté que vous me preniez pour un bourreau des cœurs. Si je contrevenais à la règle que vous venez d’édicter, il serait juste que je sois jugé et puni selon votre bon plaisir.
Jugé…
Selon Richard, les « braves » qui avaient chassé le Temple des Vents avaient été passés en jugement. Et dans la Forteresse, une bibliothèque entière contenait les minutes des procès tenus en ces lieux. Si Kahlan n’avait jamais consulté ces ouvrages, on lui en avait souvent parlé. Pourraient-ils exhumer le compte rendu des audiences relatives au Temple des Vents ? Avec de l’acharnement, c’était possible…
Alors qu’elle regardait Bashkar s’éloigner, flanqué par deux soldats, l’Inquisitrice pensa à Richard. Qu’allait lui apprendre son enquête ? Était-il sur le point de perdre un nouveau frère ?
Kahlan connaissait presque toutes les femmes qui travaillaient au Palais des Inquisitrices. Le sachant un homme d’honneur, elles respectaient unanimement Richard. Si elles tombaient entre les griffes de Drefan parce qu’il se vantait de sa parenté avec lui, ce serait une abomination. Surtout s’il leur transmettait d’horribles maladies…
Pauvre Richard ! Il désirait tellement être fier du nouveau frère que le destin lui avait offert. Si Drefan le décevait, ce serait terrible…
Elle se souvint de la façon dont le guérisseur avait violé l’intimité de Cara.
Très mal à l’aise, elle se tourna vers la Mord-Sith.
— Trois nouveaux alliés, un royaume perdu, et un qui hésite…
Cara eut un sourire complice.
— Une Sœur de l’Agiel doit être capable de terroriser les gens. Mère Inquisitrice, vous feriez une très bonne Mord-Sith ! Dans cette salle, pendant que vous parliez, j’ai entendu beaucoup de genoux jouer des castagnettes !